l'alambic
  • L'alambic ou "distilleuse"

Dans la mi-temps de l'hiver, de décembre à Février, l'alambic, plus communément appelé "distilleuse"(1), était en tournée dans les principaux hameaux pour la production d'eau de vie, la "gnole" ou la "goutte" en parler savoyard.

Les emplacements de stationnement ou "postes" devaient faire l'objet d'une déclaration préalable auprès du service des "Indirectes" ou des douanes. Il fallait un point d'eau courante à proximité. C'est pourquoi la distilleuse stationnait près des lavoirs communaux, d'une fontaine ou d'un bassin. L'engin imposant était monté sur une remorque tractée ou bien sur la plate-forme arrière d'un camion.

L'alambic comportait plusieurs vases (trois ou quatre) dans lesquels on déversait le produit à distiller et à l'une des extrémités, à l'arrière ou à l'avant on trouvait l'imposante chaudière. Le distillateur était généralement un entrepreneur de travaux agricoles (batteuses ou moissonneuse-batteuse l'été, débardage de bois et distilleuse l'hiver).

A Sevrier, les plus anciens ont gardé le souvenir de Cyril, un personnage ! Son alambic aux cuivres reluisants était monté sur la plate-forme d'un camion "Saurer" qui devait dater des années 1920 avec une calandre à l'avant du moteur aussi brillante que les cuivres de l'alambic, sans oublier la manivelle pour le démarrage (souvent capricieux) du moteur.

(1) Distillation : opération par laquelle on sépare, à l’aide de la chaleur, les éléments volatils d’un corps d’avec ses éléments fixes, les premiers se dégageant sous forme de vapeurs ou de gaz, que l’on recueille ensuite par condensation, et les seconds  restant au fond du vase.

 

La journée débutait très tôt, vers 6 h du matin, par l'allumage de la chaudière avec du petit bois, puis venait ensuite le chargement du foyer avec du charbon. Oh ! il y avait quelquefois des imprévus, Cyril étant victime d'une défaillance du réveil-matin .. ou d'une soirée trop arrosée.

Chaque famille apportait à tour de rôle les produits à distiller : marc de raisin, de pommes, cerises, prunes, poires et plus rarement racines de gentiane. Les quantités variaient en fonction de l'importance des exploitations ou des vergers, mais surtout en fonction du nombre de "passes" détenues par les bouilleurs de crus. Les charrettes tirées par un cheval ou à bras transportaient un assemblage hétéroclite de tonneaux, seilles ou récipients divers contenant les produits à distiller. Sur la plate-forme de l'alambic, Cyril, aidé de son ouvrier, s'affairait au transvasement, opération qui consistait à vider les vases de leur contenu déjà traité et à les recharger, travail pénible puisqu'il fallait hisser les tonneaux et autres récipients jusqu'au niveau supérieur des vases. Ces manutentions se déroulaient dans des volutes de vapeurs et de dégagement d'odeurs qui chatouillaient les narines délicates, odeurs de fruits et de marcs fermentés.

Dans une caisse-pupitre, Cyril tenait à jour un registre où il notait les noms des bouilleurs de crus, les quantités et la nature des produits à distiller.

La qualité de bouilleurs de crus était un droit octroyé et contrôlé par l'Etat.

Il y avait pour le distillateur et son client, des règles strictes à respecter : obtention d'un "passe" délivré au Bureau de tabac pour une quantité en franchise à ne pas dépasser. Au delà, l'Etat percevait une taxe par litre d'eau de vie produite, d'où l'intérêt de faire en sorte de payer le moins possible ! …

 

La fraude était sévèrement réprimée par la brigade du service des douanes (ou des "Indirectes"), communément appelée : "la Volante". Lors des contrôles opérés par les gabelous(2), Cyril ne perdait pas son sang-froid et par quelques manœuvres de robinets et de vannes bi-passe connues de lui seul, il déjouait la vigilance des contrôleurs.

En attendant leur tour pour le chargement des vases ou l'arrivée au robinet de la "gnole", les hommes faisaient la conversation sans oublier de déguster une lampée du précieux liquide pour se réchauffer, car le froid était parfois très vif. Ces dégustations s'accompagnaient de saucisses cuites à la vapeur dans le marc et d'un morceau de tomme (au marc bien sûr !).

Il y avait une chaude ambiance et pour employer un terme à la mode, c'était un moment fort de convivialité.

Cyril, pendant ce temps, les lunettes embuées posées sur le bout du nez, les joues écarlates, dirigeait les opérations, contrôlait le degré d'alcool de la gnole qui s'écoulait en un filet limpide et odorant dans un seau en cuivre. Le liquide était ensuite versé dans les bonbonnes en verre, protégées par leur habillage en osier et étiquetées au nom de leur propriétaire.

Ces bonbonnes ne pouvaient être emportées qu'en fin de journée et ce, pour permettre à la "Volante" d'opérer un contrôle. Le surplus de production avait entre temps disparu … ? sans doute évaporé ! …

Une bonne "gnole" s'obtient avec des produits de qualité, exempts de moisissures, fermentés à point. Le savoir-faire du distillateur intervient également. Or, Cyril avec son vieil alambic bringuebalant, ne "brûlait" pas la "gnole", grâce à une distillation lente et une chauffe progressive.

 (2) employés de la gabelle, administration qui percevait l'impôt sur le sel.

  • Que faisait-on de toute cette eau de vie ?

L'eau de "vie" : son appellation était justifiée dans le monde rural ancien en raison des multiples utilisations qu'on en faisait : digestif et "remontant" pour les petites faiblesses ou pour lutter contre le froid ; désinfectant et cicatrisant pour les plaies et les bosses des hommes et des animaux domestiques, insensibilisant contre les rages de dents, conservateur pour les fruits macérés dans des bocaux (griottes, cerises, etc …) ou encore associée à certaines plantes médicinales ; sans oublier bien sûr le petit verre pour trinquer avec les amis de passage.

Certes, il ne faut pas abuser du breuvage dit de "vie" car faute de modération, c'est la vie qui peut être abrégée ! …

 

Auteur de ce récit : Jeannot Lyonnaz, Septembre 2008

Transciption : Monique  LAMY

Illustration : André PERROT